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ENTRETIEN - 1

PROPOS À BÂTONS ROMPUS

 

Je pensais au début rédiger une interview classique avec questions et réponses.  Nous avons échangé de nombreuses lettres, et, n'ayant pas conservé de doubles de mes lettres, il m'aurait été possible de retrouver les questions à partir des réponses de S.W.

Et puis, en relisant ses lettres j'ai trouvé qu'elles étaient parfaitement compréhensibles, mes questions se devinaient et devenaient inutiles.

Je m'excuse à l'avance : il m'a été difficile de couper : Wul écrit si bien !

Voici donc à partir des extraits de lettres l'interview épistolaire de Stéfan Wul.

17/04/1980

... Mais mon "long silence" , comme vous dites avec quelques autres, a été brisé, que je sache, par "Noô" (Denoël), un roman qui en vaut bien quatre, du moins quant à la longueur du texte. Plus littéraire et d'un cours plus lent que mes premiers Fleuve Noir, il a tout de même fait du bruit si j'en juge d'après mon courrier. Et vous y trouveriez pas mal de tableaux discrètement soutenus par le rythme alexandrin.

J'en profite pour déclarer aberrante et débile la règle édictée par quelques pontifes racornis qui condamnent la vers blanc dans la très grande prose. Employé avec tact et mesure, il donne souvent à un texte d'irremplaçables et infinis prolongement... Il vient d'ailleurs de lui-même sous la plume aux bons endroits, et la seule précaution à prendre est de le sabrer sans remords quand il est tout à fait incongru ou trop voyant.

Revenons à ma soi-disant paresse littéraire.

Vous ignorez sans doute ce que peut être la fatigue d'un dentiste de cinquante-huit ans. Les statistiques américaines donnent à mes confrères d'outre-Atlantique dix ans de moins à vivre qu'à leurs concitoyens. Il y a deux mois que "le Monde" m'a demandé une simple nouvelle. Et le dimanche me retrouve endormi la tête entre les bras devant un brouillon à peine noirci. Couché à deux heures du matin, je ne peux plus me lever à six, comme je faisais pour écrire mes premiers F. Noir.

Quoi qu'en dise Andrevon (qui n'a jamais pu se mettre dans ma peau) je crois être le contraire d'un paresseux et il n'est pas impossible que je reprenne la plume. Mais je me dis la même chose depuis des années...

octobre 1980

... Ce confortable vedettariat n'est presque jamais offert aux auteurs de SF ... C'est comme ça... Verne et Wells avaient bien de la chance, ou certains américains...

Bon alors que faire ?

Sourire, hausser l'épaule  et cultiver son petit jardin. Autrement dit, écrire seulement pour soi et quelques solides aficionados inconnus disséminés en Francophonie, avec son propre plaisir et l'espérance du leur comme seule récompense. Et en prime, soyons juste, un petit chèque de ci de là pour en donner la moitié au fisc et offrir avec ce qui reste quelques babioles de Noël à votre famille, vous faisant ainsi pardonner vos longs dimanches de réclusion créatrice et pas marrante pour les autres.

Ne vous faites pas d'illusions, ça ne va pas plus loin, et les traductions ne rapportent que des pourboires, comme tous les droits annexes.

Et parlons-en des dimanches !

En fait, le romancier amateur n'a ni fêtes ni dimanches, refuse d'aller au cinéma, ne regarde pas la télé mais se couche tard quand même, se lève tôt, mange vite, fait la gueule quand sa femme parle de sortir, envoie promener les visites amicales ou va très impoliment s'enfermer à l'autre bout de la maison, oublie d'envoyer à temps son tiers provisionnel, paye les majorations... Et se balade comme un zombi de mauvais poil sur une plage quand on l'oblige à prendre quelques jours de vacances.

Rendez-vous compte de la fantastique somme de travail solitaire, de silence, et du temps qu'il faut pour pondre un seul bouquin, c'est-à-dire pour donner - car c'est pratiquement donné ! - juste deux heures de plaisir à quelques fans !

J'ai mis quatre ans à écrire mes premiers livres dans ces conditions et, dix -huit ans plus tard, quatre autres années à polir Noô (finalement massacré par les coquilles) , sans parler de mes expériences littéraires hors SF.

Il faut vraiment avoir la passion de raconter de belles histoires pour supporter tout ça. Alors que la vie serait paradisiaque si l'on n'avait qu'à écrire dix heures par jour.
...
Donc pour répondre à votre n+1 ième question, j'ai bien des piles et des piles de cahiers où j'accumule à loisir et en désordre mes rêves les plus acrobatiquement farfelus et de très impressionnistes effets de lumière, mais quand ces rêves deviendront-ils des bouquins ?

Ne nous énervons pas : peut-être un de ces jours, et peut-être jamais.

Oui, je crois bien être encore abonné à A&A, si toutefois mon dernier bulletin de souscription n'est pas oublié entre deux feuilles de sécurité sociale et trois ordonnances...

18/09/81

... Quant à mes cahiers, que vous dire ? C'est un fouillis de notes abrégées, schématiques, souvent intraduisibles et où je suis seul à me retrouver.

Je compare ces notes à des graines trompeusement grisâtres, inodores et sans saveur, qui ne pourraient donner des plantes fantastiques sans germer dans l'écriture, sans l'engrais d'un contexte.

La plupart embryonnent des idées que vous jugeriez telles quelles bien décevantes ou trop tortillées pour être compréhensibles.

D'autres ne sont que des négatifs d'images que j'ai la faiblesse de trouver surprenantes ou belles, mais qui attendent le révélateur.

Et tout cela se présente dans un grand désordre de recherches purement verbales avec des pages de néologismes et d'acrobaties grammaticales que j'appelle (ou plutôt appelais) mes "gammes".

Croyez-moi ce serait absolument indigeste pour les autres et aussi imprudent que d'exposer au public la dégoulinante palette d'un peintre et non ses tableaux.

Je vous remercie néanmoins d'y avoir pensé. Votre fidélité active me touche...

10/04/82.

Il est si souvent question de projets dont on ne parle plus jamais que, l'affaire remontant à quelques années, j'avais complètement oublié qu'il était vaguement question d'un film devant adapter l'Orphelin de Perdide.

Mais les choses ont subrepticement suivi leur cours à mon insu, et j'ai été le premier surpris quand des lecteurs mieux informés que moi m'ont annoncé la sortie des "Maîtres du temps".

Du coup, j'ai sauté sur l'occasion de tarabuster mon éditeur pour le convaincre de rééditer l'Orphelin avec une nouvelle couverture. Mais l'idée vient de moi seul, et sans mon initiative il ne se serait rien passé.

Que pensé-je du film ?

Bôf, c'est pas mal. Les couleurs sont belles. Moebius est un excellent paysagiste, même si sa conception de Devil-Ball diffère de la mienne, qui voyait la géographie de cette planète plus accidentée.

Non, comme pour la Planète Sauvage, on ne m'a pas consulté le moins du monde. Mais Laloux connaît son métier et je suppose qu'il a eu raison de modifier pas mal de choses.

Aucun fanzine ne m'a interviewé jusqu'à présent. Mettons à part les Humanoïdes Associés qui, après m'avoir accaparé deux-trois heures, ont sans doute renoncé à publier notre conversation puisque je n'ai plus de nouvelles.

Non je n'ai pas tellement envie de me lancer dans la BD. J'apprécie souvent les couleurs de ceux qui travaillent au pinceau, mais ma technique purement verbale souffrirait de se morfondre en bulles et de laisser aux seuls dessinateurs la joie de créer des images.

Après avoir tout récemment doublé le cap de la soixantaine, je scrute en vain l'horizon pour deviner au loin les plages de la retraite... (Bigre ! Pardonnez-moi cette rhétorique trop gamine.)

Deux raisons à cette incertitude :

1) Ma profession est libérale, donc en chute libre.

2) Mes éditeurs ne sont pas américains.

Ah! si je m'appelais Bradbury, quelle joie de brûler ma blouse blanche et d'en piétiner les cendres en poussant la tyrolienne de Tarzan.

Ne vous faites pas d'illusions sur ce que va rapporter cette passagère flambée autour des trois lettres WUL, surtout quand le fisc en aura retenu 70 % : juste de quoi offrir quelques soirées de restaurant à quelques intimes.

Question qui m'est posée deux ou trois fois par mois : Alors, quand reprenez-vous la plume ?

Réponse de Normand : sais pas. Peut-être demain par masochisme suicidaire, peut-être jamais.

En attendant, j'ai des centaines de dents à traiter et des centaines de corvées domestiques à me farcir : peinture de volets, pelouse à tondre, arbres à élaguer ... Toutes choses qui me font horreur, mais qui, même baclées à coups de jurons, me prennent un temps fou.

Re-gloussement intérieur : Ah! si j'étais Van Vogt ! ... Stevenson ! ... Huxley ! En voilà qui ne repeignaient pas eux-mêmes leurs volets pourris ... Il y en a bien un qui ne s'appelait que Jules Verne, mais son éditeur s'appelait Hetzel.

On demande des Hetzel ! Y a-t-il des Hetzel dans la salle ?...

Silence...

Long silence de sept années pendant lesquelles je n'ai pas osé ennuyer Stefan Wul . Puis un jour l'idée de ce fanzine a germé...

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