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PROPOS À BÂTONS ROMPUS
07/11/89
Pardonnez à ma pointe Bic, les stylos me tachent les doigts, et puis il faut les remplir... Quant à la machine, elle me fait mal dans le dos. Il faudra vous contenter de déchiffrer une écriture déformée par mes courbatures digitales.
Pour employer le vocabulaire de mon petit-fils : c'est hyper-génial d'avoir un lecteur aussi fidèle ! Et je vous sais "grand gré" de votre "coucou me revoilou".
Le CNRS, tiens, tiens ? Vous chatouillez ma curiosité. Quelle est la nature de vos recherches ? Mais vous voyez, je vous l'avais bien dit qu'il n'était pas commode d'écrire et de mener deux vies à la fois : l'une de bénédictin du style, et l'autre de gagneur du biftèque quotidien !
Votre idée de Fanzine d'Or flatte évidemment ma vanité.
J'avais déjà pensé à grouper quelques novelettes, poèmes et autres fonds de tiroir en un seul livre, mais le total faisant un peu maigre, il aurait fallu y ajouter une longue nouvelle : environ un demi-roman, pour constituer un volume susceptible d'intéresser les éditeurs... Et bien que je l'aie remaniée plusieurs fois, elle n'arrive pas à me satisfaire, cette sacrée nouvelle un peu longue ! J'ai tous les éléments, mais la mayonnaise ne prend pas.
... Poussée ou non jusqu'à son terme, l'expérience sera de toute façon positive, si je pense au plaisir égoïste que j'aurai à correspondre avec vous. J'aime bien parler métier de temps à autre. Et ça ne m'arrive pratiquement jamais car, dans les petites conférences qu'on me demande par-ci par-là, j'endormirais mon public de jeunes en m'évadant des plates généralités pour leur démonter les délicats ressorts de la création.
Ainsi donc Fanzine d'Or ou pas, nous allons pouvoir épistoler, et je serais ravi que nous épistolassions à temps perdu... Mais avant tout, il faut que je vous avoue quelque chose...
Ca va être pénible... Je crains vos réactions... Promettez-moi de rester calme...
Voici (à voix très basse) : J'ai vendu mon cabinet dentaire et je suis à la retraite depuis le 3 janvier 1989.
Et allez donc ! Je m'en doutais ! Vous me sautez à la gorge ! Vous me traitez de feignant parce que je n'ai pas écrit une seule ligne depuis trois trimestres, et cette fois sans circonstances atténuantes. Vous me prenez au collet pour me pousser au travail. Mais je dis "Stop !" Laissez-moi au moins finir cette année sabbatique que j'attends depuis si longtemps.
L'année prochaine ? Je la trouve bien proche et Normand d'adoption, je vous fais une réponse de Normand : " Faut vouère ! on verra ! " Car malgré la retraite, j'ai plus d'obligations que vous n'imaginez. Mais ce serait trop long à expliquer.
...
Vous trouverez ci-joint trois poèmes dont deux ont déjà paru dans la revue Antarès. Vous remarquerez que j'ai pris l'habitude de me passer de ponctuation : principe mallarméen que pourtant Mallarmé n'a lui-même jamais appliqué.
15/11/89
Hou là là ! Ainsi donc, vous êtes de ceux qui jonglent avec les liaisons électrostatiques ou covalentes !... Ces micromécanismes auxquels je ne connais rien m'ont toujours impressionné. Il m'arrive de rêver devant le schéma d'une macro-molécule comme un sauvage devant une cathédrale. (Image gratuite, il est vrai, car les cathédrales n'épatent pas du tout les primitifs. Ils s'émerveillent davantage d'une boîte à musique ou d'un simple briquet).
... En trente ans, bien sûr, j'ai accumulé quelques lettres. Mais les fans écrivent peu, et ceux qui écrivent ne le font généralement qu'une ou deux fois. J'ai rencontré des gens n'ayant jamais eu l'idée de correspondre avec moi, mais qui avouaient garder tous leurs Wul sous clé en double exemplaire.
Il y a le fan fidèle, mais discret, qui vous envoie sa carte de voeux chaque année depuis des lustres.
Il y a l'étudiant en lettres qui vous tarabuste pendant des semaines pour avoir les éléments d'une thèse dont vous n'entendrez jamais parler.
Dois-je classer dans les fans le directeur de collection qui ne vous fera -jamais- un seul compliment de vive voix, dont les lettres sont purement et froidement commerciales et traitent seulement des conditions de contrat, mais qui vous cause une surprise en se fendant pour vous de plusieurs préfaces dithyrambiques !
Il y a l'autre éditeur, qui ne jure que par vous et vous donne du "génie" en public, mais met des années à remplir ses promesses de réédition.
Alors les fans, qui sont-ils et combien sont-ils ?
En banlieu parisienne et lors d'une distribution des prix, un député-maire me prend par l'épaule pour me dire :"Il faut absolument qu'on se retrouve ensemble pour causer. Vous avez enchanté ma jeunesse." Je ne l'ai jamais revu et j'ai même oublié son nom.
Il y a aussi ces fans de rencontre qui vous couvrent de fleurs pendant cinq minutes avant de vous broyer la main (et un peu le moral) en vous disant "Au revoir, Monsieur Guieu, c'est bien vous le meilleur !
Il y a ceux qui, dans un congrès, vous photographient de loin sans oser vous approcher, et ceux qui vous tapent dans le dos pour barytoner :" C'est chouette, ce que vous faites, j'ai bien rigolé !"
Je garde pour la bonne bouche cette brave Niçoise qui, à la foire aux livres, me présente son jeune fils en susurrant :" My son ! lui ... aimer beaucoup vos... vos books, mister Oul... vous compris ?"
Que répondre ? Sinon articuler dans un sourire américain "very kind of you" avec mon plus pur accent de méthode Assimil, ... quitte une fois mes "books" dédicacés, à détromper son erreur. Son excessive confusion m'a peut-être fait d'elle une ennemie à vie.
...
Je ne prépare pas de recueil. Ce n'est qu'une velléité. Mais il contiendrait inévitablement nombre d'oeuvrettes que vous auriez déjà, et dont le FdO que vous méditez n'aurait été qu'une sorte d'avant première assortie de commentaires et d'interviews. Les poèmes que je ne donnerai pas pour ce recueil sont ceux qui n'ont aucun rapport avec la S.F. et donnent dans des genres extrêmement divers, allant de la truculence à l'élégie romantique...
Photocopie d'une page ou deux de mes notes personnelles ?... Bôf, pourquoi pas ? A condition de les choisir, parce que les notes personnelles sont souvent incompréhensibles... et illisibles.
Vous envoyer ma nouvelle loupée ? Non, croyez-moi, je suis bon juge. Attendons qu'elle prenne sa forme définitive !
Les passages manquants de Noô ? Je serais bien incapable de les retrouver, s'ils existent encore. Je m'étonne quelquefois de tomber sur de vieux manuscrits à moitié bouffés par les souris dans mon grenier. D'autres ont été carrément brûlés.
Des couvertures de traductions ? Toujours dans mon grenier, il me semble avoir vu un Niourk en espagnol ... les traductions en allemand et en portugais sont égarées depuis longtemps. La traduc. du Temple du Passé en américain ne m'a jamais été offerte ... Pas très encourageant, tout ça !
Vous savez que je ne vois pratiquement personne. En 30 ans, je n'ai rencontré que deux fois Andrevon, ne me suis dérangé que deux fois pour un congrès de SF et deux autres fois pour une foire aux livres.
... PS. Je ne m'étais jamais aperçu que SIDAR avait RADIS pour palindrome. Quelle horreur ! Ne l'ébruitez pas. Je pense que ce nom m'est venu par vague analogie avec le mot "sidéral".
17/11/89
Bon, c'est parti pour le questionnaire :
1°) Né à Paris, 4°, le 27/3/22, de père poitevin et de mère bretonne. Un jeune frère.
2°) Etudes au collège Rocroy St Léon. Bon en français, latin et dessin. Bac lettres latin -grec-Allemand. Bac philo en 39.
3°) Préférences poétiques : Paul Valéry, Baudelaire, St John Perse... ajoutez Mallarmé, Jules Laforgue, Verlaine, Rimbaud... Verhaeren et quelques autres poètes belges. Je les relis. J'en lis très peu de la seconde moitié du siècle : décevants ou surfaits.
4°) Auteurs SF : il y a 35 ans : tous ! Il y a 30 ans : surtout les Américains. Il y a 25 ans Sternberg, Klein, Andrevon, Gilles Thomas ... Depuis pas grand chose. J'ai lu un exemplaire du Cycle des Glaces. Pas mal. Mais je n'ai pas eu envie de me réfrigérer davantage.Clarke ? Oh, c'est fini pour moi les Américains. Autrefois, l'action me suffisait. Mais j'ai du mal à entrer dans un texte sans dimension esthétique, sans art, et dont il faut deviner l'atmosphère faute de la trouver dans le style.
Puis dans une autre lettre : (8/12/89)
Vous m'avez demandé quelles étaient mes lectures. "Etaient" est le mot juste, car, avec l'âge, je lis de moins en moins. Parlons donc du passé, mais restons dans le domaine de la SF, celui qui nous importe le plus.
J'admire beaucoup ceux qui, comme Jacques Goimard, ont une bibliothèque bien rangée dans la cervelle. Hélas, seuls quelques noms et quelques titres flottent encore sur mon océan d'amnésie.
Alors, en remontant le cours des souvenirs, citons par exemple : Daniel Walther, gentilhomme de l'érotisme fantastique dont lécriture me rappelle un peu celle d'Aloysius Bertrand; Brussolo, le Ballard Français qui, à mes yeux, surpasse Ballard; Suragne, dont les romans me semblaient trop courts tant ils avaient de brio; Demuth, dont la facture américaine laissait percer un sens poétique très français; Jeury, le "psychronaute", le fou lucide qui nous catapultait en des univers gigognes; et Curval, presque aussi démentiel mais plus viril... Et d'autres encore, tous les autres, ceux dont on se rappelle quelquefois les livres en ayant oublié leur nom... Car je ne suis pas seul dans mon cas, et nous avons dans la tête une foule d'ouvrages et surtout de passages indélibiles, mais anonymes : où ai-je lu cela ? Qui a pu écrire cette scène dont - toujours - je me souviendrai, sans même retrouver le titre du bouquin ?... Je voudrais analyser la façon de faire de X... (le nom m'échappe)... Comment Y ... parvient-il à fasciner avec une technique aussi économe ?
Chacun écrit selon son tempérament. On se demande parfois quel est le noeud secret de tel ou tel style, ou bien ce qui fait l'unicité de tel autre.
On peut se perdre, mais délicieusement, dans les méandres intellectuels de Gérard Klein. Si pour la dixième fois vous ouvrez au hasard "Les Seigneurs de la Guerre", vous tombez sur des alinéas qui, par le jeu d'abstractions, vous donnent une sensation de chute libre ou d'envol, une sorte de vertige logique... dont la logique est insaisissable... Dans un genre tout différent, comment oublier parmi les nouvelles de Klein - toutes, très littéraires- "Le cavalier au centipède" , chef d'oeuvre de style pondéré fait pour donner à cette imaginaire fantaisie le relief d'une chronique véritable.
Quant à Jean-Pierre Andrevon, contrairement à ceux qui fourrent des tas de choses dans un roman et font appel à une trop facile exploitation du pittoresque...(ne me regardez pas comme ça, mon cher Barone, ou je vais me vexer ! ) il peut vous tenir en haleine en ne développant qu'un seul thème en un temps relativement court et dans un seul milieu, témoin : "Le désert du monde" où, (classique instinctif ou conscient ?) il semble respecter la pure loi des trois unités.
De même que deux gaz ne donnent pas forcément un mélange gazeux, mais un liquide, le tempérament d'Andrevon catalyse une combinaison de Kafka + Zola pour donner une SF troublante et grave, sous ses dehors surréalistes : une SF qui n'appartient qu'à lui. Et même quand il se lance dans le space-opera (Voyez Gandahar, Les grandes chasses) il garde toujours un fond vériste, voire hyper réaliste qui rend plausibles ses fantaisies les plus délirantes.
Et Jacques Sternberg ! J'adorais Sternberg, mais il nous a quittés pour d'autres littératures.
Julia Verlanger (alias Gilles Thomas) c'est encore autre chose. Si quelques puristes ont pu lui reprocher de ne pas toujours écrire, si j'ose dire, de la vraie "SF", c'était en oubliant que la SF est un domaine souple et extensible débordant parfois sur l'héroïc-fantasy pour effleurer - sans toutefois s'y perdre - le genre fantastique... Et puis, foin des étiquettes ! A bas les catégories ! Julia était l'incarnation de la joie d'écrire pour donner des joies, en conteuse-née dont le style avait des ailes.
Et tous tant que nous sommes, nous qui analysons, qui comparons, qui admirons cela chez l'un et ceci chez l'autre, nous qui cherchons dans tous les styles je ne sais quelles impalpables recettes, essayons donc d'imiter l'aisance de Julia !
Comme le naturel est à la fois la chose primordiale et la plus difficile, je nous souhaite bien du plaisir !
Je vous avais averti que mes réflexions seraient décousues.
Encore étudiant, Paul Valéry écrivait à Stéphane Mallarmé :" Sachez... qu'il est dans chaque ville de France un jeune homme secret qui se ferait hacher pour vos vers."
Si Valéry dit vrai, et en partant d'une approximation de deux villes par département, cela représenterait environ deux cents fans de Mallarmé, dont un seul pour lui adresser une lettre.
Ce qui vaut pour la poésie d'hier pourrait s'appliquer à la prose d'aujourd'hui à condition de multiplier par 2 ou 3, la prose étant plus lue que les vers.
Alors pourquoi écrivons-nous, en somme, sinon pour jeter 20 000 exemplaires dans le commerce afin de seulement distraire un assez grand nombre de lecteurs ou bien - selon le type de bouquin - pour réussir à captiver parmi ce plus grand nombre quelques centaines d'amis disséminés dont nous ne connaîtrons jamais le visage.
[fin de la lettre du 8/12/89, revenons à la précédente]
5°) J'ai publié chez Arabesque un espionnage intitulé "La route vers Gao" signé ... Lionel Hudson (!) C'est pas grave.
7°) J'ai travaillé la thématique du polar, au cas où... Mais je n'en ai jamais écrit. Quand on a écrit de la S.F., écrire des policiers semble fade.
8°) Parler métier ? Je vais emmerder tout le monde, mais enfin, pourquoi pas, sans trop raffiner et à petites doses.
Cela dit, n'espérez pas un paquet de nouvelles avant le premier trimestre 90. Il me faudra dactylographier ou photocopier... J'habite un village. Je ne me vois pas encombrer la boutique d'un libraire de la ville voisine en photocopiant des dizaines et des dizaines de pages.
Il se trouve que j'ai l'intention d'acheter un photocopieur : attendons de l'avoir sous la main
Et puis, j'ai des tas de choses à faire. Pour en avoir une faible idée, sachez que ma femme est maire-adjoint : personne sur laquelle le maire se décharge d'un certain nombre de corvées, dont j'ai évidemment ma part.
Il se trouve que je règne, par héritage, sur un jardin de deux hectares que je dois, faute de moyens, entretenir tout seul, ne serait-ce que pour raser les ronciers, élaguer les arbres qui menacent de tomber sur la route ou sur le toit du voisin, traiter le lierre qui dévore mes murs, purger et emmitoufler les fontaines pour l'hiver, etc.
21 / 11 /89
Je réponds sans faire de l'art épistolaire et dans l'ordre choisi par vous à toutes vos questions.
Interview dans Galaxy ? Je ne m'en souviens pas. Je me souviens de celle de Fiction.
Angkor-Vat + Venise + vert ? Bien que reposant sur le système combinatoire dont j'ai parlé, la combinaison fut sans doute inconsciente. Le principe reste valable.
"Qu'un automatisme étayé par les rimes..." dans Interligne ? Alors là, vous êtes plus Wulien que moi. Aucun souvenir de ça. Mais il m'arrive de satisfaire certaines demandes par l'envoi d'un texte d'écriture automatique (mais rythmée) dont je ne garde trace ni dans ma tête ni dans mes tiroirs.
" Violette " dans Tschaï : oh oui, je m'en souviens en me tapant sur les cuisses !
J'avais envoyé à Tschaï un poème d'une certaine longueur, dont ils ont fait deux poèmes plus courts par inadvertance. Il n'y a jamais eu de poème "Violette". Mais le texte, que j'ai d'ailleurs perdu, disait en vers et à peu près ; pour rimer avec je ne sais plus quelle rime en "ette" :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ette
Entre deux murs très blancs que barre un pan de mer
Violette
Monte le chant très pur du large grand ouvert
. . . etc.
ou quelque chose comme ça.
Ils ont pris mon vers trisyllabique pour le titre d'un second poème ! Et l'ensemble ne voulait plus rien dire.
Rôle de la famille : mon fils m'a lu quand il était jeune. Il me faisait lire à ses copains et même à ses profs. Quant à ma femme, elle tapait tous mes romans à la machine après les avoir lus manuscrits chapitre par chapitre, car je lui demandais son avis à mesure que j'écrivais ... Elle était d'ailleurs et demeure toujours d'excellent conseil.
Bien qu'elle connaisse mes bouquins par coeur, il lui arrive encore de les relire ... J'ai de la chance ! Il doit être désespérant pour un écrivain d'avoir une épouse imperméable à sa littérature.
Les décors ? Ah bien sûr, oui, c'est mon vice...Rien ne m'a fait plus plaisir qu'une critique tombée par hasard entre mes mains et disant :" le style de Wul nous donne une sensation de réalité avec des images d'une précision cinématographique".
J'essayerai toujours de faire de mes écrits une espèce de cinéma intégral. Je ne conçois pas autrement l'art littéraire.
Mais il est hors de question que je m'attaque à un roman aussi épais que Noô. Une fois suffit.
Noms de planète ? ... "Perdide" dérive manifestement de "perdu", mais ce n'est tout de même pas le fruit de longues recherches. C'est un choix intuitif. Non, je n'ai pas besoin de mes cahiers pour baptiser des mondes, des continents, des animaux ou des végétaux. Ces noms-là sont plutôt le fruit des rêveries que des réflexions.
Torpèdes = torpilles. Eh ! bien sûr !
Pink Moon, Emeraude, c'est d'un simple ! Mais pourquoi ne serait-ce pas simple ? La simplicité n'est pas interdite.
Elle est même recommandée dans tous les cas ou la complexité n'est pas nécessaire. Notamment dans le style ... (Ah! le style, j'y reviens toujours...) Valéry disait autrefois :" De deux mots, il faut souvent choisir le moindre". "Souvent", mais pas toujours, cela dépend d'un tas de choses.
Autre question : Ai-je écrit des poèmes sans aucun rapport avec la SF ?... Oui, bien sûr, mais je n'en ai pas publié.
Arsène Lupin ? J'en ai vu quelques uns à la télé : c'est amusant. Quant à lire Maurice Leblanc ! Non, je suis trop vieux. Il y a dans toute la littérature populaire 1900, je ne sais quelle lourdeur mal définissable qui ne m'accroche plus. Peut-être en ai-je trop lu il y a quarante ans.
Je tiens le coup dans ma tour d'ivoire transformée en blockhaus par votre mitraillade de questions. Mais continuez : on s'amuse !
22/11/89
Reçu à l'instant votre lettre du 18/11, dont les encens me montent délicieusement aux nerfs olfactifs. Ne me bâtissez pas un trône trop élevé, les confrères vont me descendre en flamme.
Il est possible que j'aie dans mes dossiers une cinquantaine de lettres. Je n'ai jamais compté. Mais ça ne va pas plus loin. Encore une fois : rares sont les fans qui écrivent. Et s'ils écrivaient tous, il me faudrait une secrétaire pour leur répondre. Nous en sommes loin. Je suppose que des écrivains aussi connus que ... Hervé Bazin ou Maurice Denuzière n'ont même pas le temps de répondre à leurs admirateurs.
Quand, il y a quinze ou vingt ans, une petite campagne s'est déclenchée pour m'enjoindre de reprendre la plume, je crois me rappeler avoir reçu 17 lettres. Et mon éditeur m'avait dit :" C'est énorme (?) étant donné que la plupart des gens, même bien intentionnés, ne dépassent pas la velléité d'écrire."
[J'avais l'intention d'écrire une nouvelle fantastique dont voici l'idée : une nuit, me promenant dans une ruelle mystérieuse, je m'arrête devant une librairie. En vitrine : des Fleuve Noir ! mais ô surprise, je vois des romans de Stefan Wul que je ne connais pas et illustrés par Brantonne ! Je peux lire les titres merveileux, je n'en crois pas mes yeux. Je retourne chez moi, me promettant de revenir le lendemain. Et le lendemain : impossible de retrouver cette ruelle : j'avais pénétré un univers parallèle où Wul avait continué à écrire et depuis ces titres me hantent. Pour écrire cette nouvelle j'ai donc demandé des titres à S.W. Puis j'ai trouvé que cet texte n'avait pas sa place dans cette mini anthologie, mais voici les titres d'hypothétiques Wul. Rêvons à ces romans imaginaires...]
Titres de Wuls hypothétiques ? Allons-y gaiement :
L'évangile des brutes - Chaos - Point Oméga - Radio Source - Le Glaive du Zodiaque - La sève d'Orion - Les temps gigognes - Le siècle immobile - L'abscisse du temps - Sujabalom -
On arrête là ?
" My god, my God ! "... Non, ce n'est pas de la néglidence de flanquer mes traductions au grenier. Disons plutôt : une espèce d'indifférence. Je ne veux pas me faire passer pour un faux modeste simulant le mépris des vanités mais ... eh bien, c'est comme ça !
Le principal, après tout, c'est le texte en français. Quant aux manuscrits, bôf ! une fois que c'est imprimé, pourquoi s'encombrer de tout ça ! Pour que mes arrière-petits neveux les bradent à la salle des ventes ? Pour que ces feuillets jaunis par le temps soient exposés sous verre dans ma maison transformée en musée Wul ?
Ca ne vous semble pas un peu mégalomaniaque comme disposition d'esprit ? Faut pas penser à tout ça.
[ C'est comme ça qu'il n'existe plus aucune trace de Mycène le Robot ! NdE]
Je reviens aux traductions : c'est un peu amusant quelquefois, de s'apercevoir que le traducteur allemand, sans doute jaloux d'une éventuelle pérennité de la francophonie, s'est abstenu de traduire une phrase de "Retour à 0" précisant que le patronyme de Benal viendrait d'une francisation de Ben Ali.
Il est curieux aussi de voir le traducteur portugais ajouter à la fin du même roman :" Ainsi que Dieu l'a voulu", phrase qui n'existait pas dans mon texte de mécréant, mais qui devait sans doute rassurer l'intégrisme latent du lectorat portugais.
Quant à la traduction finlandaise de "Rayons pour Sidar", inutile de vous avouer que j'avais beaucoup de mal à y retrouver mes billes, étant donné que les déclinaisons finnoises comptent environ 15 cas. Si j'ai bonne mémoire, même les noms propres que j'avais inventés m'apparaissaient tout hérissés de préfixes et de suffixes barbelés.
Vous me parlez des champs de blé dans la Méditerranée ? Tiens, tiens, je vais voir ça. Faisons le gros effort d'aller chercher le bouquin à l'étage... [ La peur géante. NdE]
(Vous voyez que j'ai quand même un peu d'ordre... Minute ! Je reviens)
Abanon ! Pas d'alexandrins dans le passage indiqué. Vous devez confondre avec l'alinéa de l'Orphelin de Perdide que vous aviez mentionné dans Galaxie :" C'était Véga la Belle et Cappa de la Lyre" et coetera...
Oui, il m'arrive de rythmer consciemment ma prose, quand je le juge utile. Il parait qu'il ne faut pas mais je m'en fous. Marguerite Yourcenar était contre... tant pis pour elle ! Mais Anatole France commençait ainsi "La rôtisserie de la reine Pédauque" : "J'ai nom Elme Laurent Jacques Ménétrier".
Quelle musique !
Les Henneberg ? Ah, oui, je me rappelle ! Des esthètes ! "Ah ! les chameaux !" comme disait (au singulier) Flaubert lisant à haute voix Victor Hugo.
Les réactions du lecteur sont assez imprévisibles. Vous polissez une période afin d'obtenir certains effets et le lecteur avale ça sans rien percevoir de particulier : peut-être parce qu'à cette minute précise il a envie de se moucher, ou parce qu'un intempestif appel du téléphone le rend moins réceptif, ou pour toute autre raison.
Ou alors, mais c'est plus rare, le lecteur vous cite avec ravissement un passage qui vous fut dicté par l'automatisme...
On n'est jamais sûr de rien, mais l'important est de faire le maximum pour déclencher le plaisir des autres.
25/11/89
Tout heureux d'avoir pu jouer avec mon nouveau photocopieur, je vous envoie tout ce que je pouvais -utilement- vous faire parvenir, et même un peu plus.
Vous trouverez dans ce dernier envoi les premières pages manuscrites de la "Sphinge", dont je vous avais imprudemment parlé. Ai-je raison de capituler devant votre insistance, et les lecteurs, à commencer par vous-même, ne vont-ils pas être déçus ? Je vous en laisse juge.
Vous trouverez encore, mais uniquement pour satisfaire votre curiosité personnelle, 3 poèmes qui n'ont rien à voir avec la SF, et qui me classeraient plutôt dans les romantiques. Les lecteurs n'aiment pas tellement qu'un auteur porte plusieurs chapeaux. Là encore, vous en ferez ce que vous voudrez, ainsi que des pages arrachées à mes carnets de divagations, de ruminations et d'acrobatiques exercices d'écriture.
Répondons à vos dernières questions. Oui, j'ai fait de la sculpture, ou plutôt du modelage avec une pâte de ma composition, d'abord modelée, puis sculptée en dur, et qui donne l'apparence du bois ou de la pierre : surtout des pastiches d'art médiéval, retables, saints en niches gothiques, etc. Certaines oeuvres ont été exposées au Musée d'Evreux, mais je n'en ai jamais vendu. Elles ornent aujourd'hui ma demeure.
J'ai toujours eu le projet de me lancer dans l'art non-figuratif. Mais contrairement à l'opinion commune, c'est beaucoup plus difficile, à moins de se contenter de résultats désolants de stupidité.
Votre amusant fanzine de jeunesse [l'AAPA, NdE] me rappelle étrangement une revue fondée sur les mêmes principes par Pierre Versins et qui s'intitulait "On dirait" (sigle de "Organe Neutre Des Indépendants etc...") dans lequel les participants se félicitaient, discutaient en s'appelant "cher ami" ou "mon pote" suivant leurs tendances et leurs affinités. Dommage que cette revue n'ait eu que 5 ou 6 numéros.
27/11/89
Poésie : Aragon, connais peu. Carco, Jammes : super ! Césaire : terrrrible ! Comme beaucoup de poètes noirs. Mais j'aimerais qu'il consacre un peu plus de logique à relier entre elles les fulgurantes images de son kaléidoscope intérieur.
Fantastique : les choses du genre "Horla", de Maupassant, ont bien vieilli, je veux dire : très mal vieilli. J'ai bien aimé Lovecraft sans avoir envie de le relire, son satanisme ne se renouvelait guère. Jean Ray est un superbe écrivain, mais ses "chutes" sont faibles.
Décidément, je préfère la SF dans laquelle, contrairement au fantastique, il existe un substrat logique qui - même peu ou pas formulé - donne le relief du crédible à l'extraordinaire.
Des tas de choses à faire ... Quand j'étais dentiste, je me levais à 6h du matin pour écrire pendant une heure dans une petite pièce glaciale, avec une couverture sur les épaules, avant de me précipiter au volant, puis de plonger dans ma blouse blanche afin - ne déjeûnant pas à midi - de rester debout jusqu'à 11 h du soir. Mon record fut minuit 45, je m'en souviens encore.
Mon premier roman a été torché sur un coin de table de cuisine. Il me fallait lever les jambes quand la femme de ménage balayait sous ma chaise.
Plus tard, j'ai réussi à réserver mes matinées, mais en fulminant d'être dérangé sans arrêt : coups de téléphone de clients, de fournisseurs, coups de sonnette de voisins, de livreurs, trompette de la voiture du boulanger ou du boucher au moment précis (c'est toujours le moment précis) où ma femme se trouve occupée à l'étage, et j'en passe. Grosso modo, j'avais le matin deux heures devant moi...ou plutôt une heure et demie à tout casser. Je me rappelle une infernale matinée où - après coup - j'ai eu la curiosité de compter les dérangements sur mes doigts : neuf !
N'ayant jamais eu de vrai bureau, j'écris sur une petite table ovale dans mon salon. Peut-être allez-vous rire : la Vercingétorigolade fut intégralement écrite dehors, en équilibre sur le volant de ma 2 CV qui me servait de pupitre, pendant que les maçons et les menuisiers remettaient en état mon rez-de-chaussée, ravagé par un récent incendie.
Le dimanche ? Vous vous enfermez la plume aux doigts avec des boules Quies dans les oreilles, ce qui ne vous empêche pas d'entendre le sympathique tumulte amico-familial de la pièce voisine, d'où jaillissent aussi des réflexions telles que :" Qu'est-ce qu'il a Pierre ? Il est fâché ?".
Le dimanche toujours, il faut tondre les pelouses, élaguer les arbres, faire le minimum pour que le jardin ne se transforme pas en gigantesque roncier ... Conclusion : si j'étais encore en activité, vous ne recevriez pas de lettres aussi longues !
non daté.
Pour compléter votre dossier, ou plutôt pour l'illustrer, voici des images où Philippe Druillet me met gentiment en boîte. Images tirées de "Les sept voyages de Lone Sloane".
P.S. J'ai oublié de satisfaire une de vos curiosités. Non, je ne peins pas, mais j'aurais bien voulu... Mais il m'est arrivé de dessiner, notamment les couvertures de mes Fleuve Noir. Brantonne était tout heureux que je lui envoie 4 ou 5 projets de couverture par bouquin. Ça lui évitait de se creuser la tête.
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