|
L'ARCHANGE
Le mot "panne" est impropre si nous l'appliquons au freinage progessif de la navette, puisqu'elle se trouvait librement sur orbite et tous réacteurs stoppés. Ou alors il faudrait parler de panne de gravitation, ce qui est absurde.
Avouons que nous avons tous horreur des bains d'espace. Et je n'étais pas fier quand le sort m'a désigné pour enfiler un scaphandre et aller faire un tour dehors, sous le fuselage.
Je l'étais encore moins encore lorsque mon cable a cassé net et quand j'ai vu l'appareil s'éloigner, m'abandonner pour toujours dans son sillage. Un homme à la mer peut encore espérer. Mais pas un homme perdu dans le vide, malgré son auto-émetteur de détresse dont le port obligatoire n'a qu'un rôle de soutien moral et - du moins dans le cosmos - ne rend pas un disparu plus repérable qu'une brindille dans la tempête.
Inutile de se leurrer. Mon recyclage d'oxygène va s'affaiblir d'heure en heure. Ce scaphandre va devenir mon sarcophage et promènera bientôt mon squelette dans une ronde éternelle autour de cette grosse planète blanche et bleue que nous appelons Terra.
Tandis que je dérive membres épars, la navette s'amenuise au-dessus de ma tête. Elle n'est déjà plus qu'une tache brillante au milieu des étoiles et ... Je tombe !
Oui, je tombe, c'est incroyable. Alors qu'à 150 stads du sol je devrais être satellisé par Terra, celle-ci m'attire inexplicablement. L'altimètre révèle que je m'en rapproche à une vitesse folle et que, promis à l'écrasement dans une bonne demie heure, je n'ai plus à me soucier d'oxygène.
On pourrait croire que la certitude de la mort anihile tout sentiment esthétique. C'est faux. Je me demande si bien au contraire elle ne l'exalte pas.
Mes membres étendus embrassent les énormes contours qui viennent à ma rencontre, et dont la contemplation m'envahit d'une paix anesthésiante, extatique.
Shpère prodigieuse, enrobée de flottantes vapeurs. Majestueuse répartition des continents et des mers...
Nous autres, des mondes d'Alpha, nous savons que Terra porte une humanité semblable à la nôtre, mais dont l'évolution retarde de trente siècles. En nous gardant de débarquer chez eux pour ne pas les confondre, nous avons repéré leurs bourgades, leurs acropoles, leurs minces réseaux routiers. Nos micro-ondes nous ont même révélé leurs langages. C'est pourquoi nous savons qu'ils n'imaginent même pas la notion de planète. Ils croient vivre sur un monde plat. Ils le croient tous, que ce soient les Han aux yeux bridés ou les Brahm du grand continent, les Aigyptoï et les Latino-Hellènes qui peuplent les rivages de la mer Intérieure. Ne parlons pas des autres, encore englués dans la préhistoire.
Je tombe...L'effroi m'offre de temps à autre une délicieuse extrasystole vite dominée par une curiosité formidable.
Où vais-je tomber ? Où vais-je durement enfoncer l'empreinte de mon corps dans ce sol étranger lors de mortelles et définitives épousailles ?
La navette m'a lâché au-dessus d'un désert. Mais ma chute déclive me rapproche de cette mer Intérieure dont nous savons les côtes habitées, là où d'après nos sondages bicentenaires domine encore la seule langue dont je connaisse quelques rudiments, à savoir le grec.
Je m'imagine en premier visiteur, déployant mes ailes et stupéfiant des foules en péplums.
Mes ailes !
C'est juste en crevant les premiers nuages que j'évoque mon diptère dorsal en bénissant - après l'avoir si souvent maudite - la prévoyance règlementaire qui nous impose ce poids mort en toutes circonstances. La calme certitude de mon écrasement fait soudain place à la peur. Mon fragile diptère va-t-il soutenir un effort pour lequel il n'est pas prévu ?
Je tombe ... Quand l'altimètre signale 50 stads, je déclenche progressivement le déploi de mes ailes en tremblant de les sentir arrachées par la vitesse. Elles vibrent. Mes rémiges de polyesther transmettent une tension infernale aux sangles qui me scient les épaules à travers ma gaine. Ma respiration obscurcit la vitre du casque. C'est presqu'en aveugle que je sens ma trajectoire s'évader de la verticale et me transformer en planeur.
La nuit est tombée, si j'ose dire, en même temps que moi et c'est au clair des étoiles que j'atterris peu après dans les dunes. Atterrissage brutal et maladroit qui me culbute au bas d'une pente.
Mon chrono est cassé. Combien de temps ai-je dormi dans le sable ?... Des minutes ou des heures ?... Des voix me tirent de ma somnolence. Je soulève ma visière et respire pour la première fois l'air de Terra, un air sec et pur, plutôt froid. Je me redresse. Des gens viennent. Des silhouettes encapuchonnées dévalent à ma rencontre. Ce sont des Terriens, des hommes. Ils gesticulent, poussent des cris. Certains d'entre eux chevauchent des bêtes à longues jambes. Craignant un mauvais parti, je presse les commandes et reprends l'air. Par bonheur, mon diptère n'a pas souffert de la chute et le vrombissement de mes ailes me coiffe d'une musique rassurante. Je tourne et spirale autour de mes visiteurs : une cinquantaine de piétons guenilleux dominés par trois chevaucheurs mieux vêtus qui portent des bijoux barbares et semblent des chefs. L'un d'eux m'étonne par sa peau sombre...
Les visages levés vers moi roulent des yeux, montrent leurs dents blanches. Je me pose à distance prudente, les doigts sur la manette, prêt à décoller au moindre signe d'hostilité tandis que mes ailes dorsales décrivent autour de moi leurs grands huit ralentis.
L'homme noir porte des anneaux d'oreilles. Il m'adresse la parole dans un dialecte auquel je ne comprends rien. Sa main baguée d'escarboucles désigne tout à coup ma poitrine et quelque chose vers l'ouest, loin derrière.
Je me retourne : la brillance de la navette fait une étoile de plus parmi les astres. L'homme noir articule des sons étranges : "... bar-kochba". Ce n'est pas du grec. Je lance quelques phrases dans cette langue que j'ai seulement pratiquée en exercices scolaires.
Un mouvement de foule converge soudain vers moi. Je m'envole, me repose un peu plus loin... Nouvel essai de conversation sans résulta, nouvelle avance de la foule, réenvol... Ce manège se répète plusieurs fois. Ils sont trop nombreux. Je les abandonne à regret pour filer vers l'ouest, où la navette semble immobile au-dessus d'un point situé à trente ou quarante stads, comme si elle m'attendait après avoir repéré mon émetteur de détresse.
Les réserves de mon diptère ne tiendront jamais quarante stads. Il faut économiser, alterner le vol à basse altitude et la marche. Je file pendant un quart d'heure à quelques coudées du sol qui s'élève par degrés vers une barrière de collines. Puis je clopine pendant dix minutes dans une caillasse calcaire... Nouveau quart d'heure de vol... Nouvelle marche...
Je passe enfin les collines et survole un pays moins aride où l'on devine des arbres, des terrasses cultivées. Le goût de l'air se pimente d'essences végétales, de vagues relents d'écurie.
Je suis presque à l'aplomb de la navette et si, par bonheur, on y reçoit fort bien mon signal, il faut m'armer de patience en attendant qu'on vienne me récupérer.
Mon pied cherche le sol, où je trébuche sur quelque chose de mou, au beau milieu d'un troupeau bêlant qui s'affole dans toutes les directions. Des exclamations humaines se mêlent au tumulte animal. Quelqu'un me saisit par la jambe. J'allume mon phare de casque et la main qui s'accrochait à ma botte me lâche comme si elle s'était brûlée.
Cinq ou six barbus misérables reculent en désordre dans le faisceau lumineux qui les aveugle. Ils butent sur un petit muret et se laissent tomber face contre terre, sans doute morts d'épouvante. Ma gaine brillante et mon nimbe de verre me déshumanisent à leurs yeux de primitifs. Je ne sais pas quoi faire. Essayant de nouveau la langue hellène, j'étends les mains pour leur dire de ne pas avoir peur : "Ou mé phobesthaï ...!"
L'un d'eux se relève à demi, se passe la langue sur les lèvres. Un mot filtre entre ses dents gâtées : " Rabbi ..." Ce n'est toujours pas du grec. Je répète à tout hasard ma phrase rassurante et je baisse un peu la lumière du phare. Un autre berger se dresse et marmonne : " Legê moï ostis eï ?"
Cette fois c'est bien du grec et je crois le comprendre. Cet homme me demande qui je suis. Il a dû fréquenter les ports de la côte, se frotter au jargon des équipages de trirèmes. La communication devient possible sinon claire... Je m'aperçois vite qu'il mélange un sabir local à son discours. Si j'ânonne le grec, lui le baragouine. Je saisis toutefois qu'il m'a vu tomber du ciel. Affirmation difficile à contredire malgré mon souci d'en atténuer le caractère insolite ... Les autres nous regardent tour à tour avec de grands yeux tandis que mon interprète leur traduit ce qu'il croit comprendre. Mais voilà qu'ils retombent tous à plat ventre et se prosternent en psalmodiant : " Gabriel, Gabriel ! "... Que veut dire ce mot ? ... Ils s'approchent à genoux, enlacent mes bottes, baisant l'extrémité de mes ailes ...
Passons sur cette bousculade tragi-comique et mal contrôlée par mon sens du ridicule. Toujours est-il qu'assiégé d'égards, je me laisse entraîner au revers d'une colline où brasille un feu de bois, devant une grotte.
Je replie mes ailes. Nous entrons dans cette grotte malodorante et transformée en étable. Nos pas crissent dans la paille. On distingue des pattes d'animaux velus dans la pénombre. Je rallume mon phare et reste figé devant un bébé d'homme, tout nu et couché à même le sol.
Ma parole, c'est un nouveau-né ! Le cordon ombilical le relie encore à sa mère, allongée contre la paroi et le ventre pudiquement couvert d'un pan de sac.
Il s'ensuit quelques secondes de stupeur avant qu'un reflexe d'indignation ne me penche en avant pour sauver ce gosse allongé dans la boue et le crottin.
Un nouveau personnage veut m'en empêcher, un jeune barbu, sans doute le père, tout ému de sa fraîche paternité ou peut-être privé de ses moyens par ma sensationnelle entrée en scène.
Je me prétends médecin "iâtros eimi, iâtros !" et les bergers retiennent doucement le jeune barbu à l'écart.
Le cordon ombilical a cessé de battre. J'arrache mes gants. Je tire des franges au manteau de la mère, noue deux fois le cordon avant de le couper grâce aux ciseaux de ma trousse d'urgence. Le bébé ne bouge pas, il est blanc comme un mort. Je lui enfonce en douceur un doigt jusqu'à la luette et déclenche son premier cri.
Que puis-je faire d'autre dans ce cadre sordide, sinon lui mettre un peu de collyre dans les yeux, l'envelopper d'une écharpe qui traîne et le coucher dans le foin d'une crèche.
Transformés en statues, les autres m'ont laissé agir. Je songe à regarder pour la première fois le visage de la mère. Elle est d'une attendrissante jeunesse. Ses traits épuisés par l'accouchement ne l'enlaidissent pas le moins du monde. Elle m'honore d'un sourire impalpable, d'un imperceptible salut du menton.
Le père me touche l'épaule et prononce des syllabes à la fois gutturales et douces que j'interprète en remerciements.
C'est alors qu'à l'extérieur de la grotte, une symphonie de diptères vrombissants et la grande lumière de vos phares m'annonçaient que vous veniez me chercher. Tandis qu'une foule de paysans et de caravaniers accouraient de toutes parts en clamant à tous les échos quelque chose comme "Hallel !" ou "Hallelouyah !"
Juste avant de partir, j'ai contemplé l'enfant dans sa crèche... Il était calme. Jamais un nouveau-né ne m'avait semblé aussi beau. Il avait l'air d'un fils de roi et l'on aurait pu jurer qu'il me regardait ... d'un regard qui me pénétrait soudain jusqu'à l'âme.
Mais sans doute n'était-ce là qu'une impression dûe à ma grande fatigue, et à une espèce de vanité sentimentale un peu sotte : la vanité d'être le premier Alphien qui eut jamais mis au monde un fils de Terra ...
Et maintenant, cherchons toujours une cause technique au "freinage" de la navette et à ma "chute" de 150 stads. Nous avons déjà retourné le problème en tous sens et, faute d'admettre quelque doigt géant bloquant à son gré la mécanique céleste, je nous souhaite bien du plaisir.
* * *
Et en même temps, l'étoile que les Mages avaient vu en Orient, se montrant de nouveau, allait devant eux ...
(Evangile selon Saint Mathieu - Ch. 2)
Tout à coup un Ange du Seigneur leur apparut et une clarté céleste les environna : ce qui leur causa une extrême frayeur ...
(Evangile selon Saint Luc - Ch. 2)
* * *
Paru dans Paris-Normandie Noël 1982
Stefan Wul : Paris-Normandie m'avait sollicité pour un conte de Noël. Jumeler la SF avec la Nativité ... le problème ne me semblait pas facile à résoudre. Et puis, ça a fait "tilt".
|